Nouvelle Vague, copyleft 1959
Le film de Richard Linklater, Nouvelle Vague, est une façon simple et belle de faire le portrait d’un jeune homme en cinéaste et de saisir « le style et l’esprit de Godard tournant À bout de souffle », son premier long métrage devenu depuis – au-delà des 400 coups de François Truffaut ou du Beau Serge de Claude Chabrol – le symbole, voire l’étendard, sur les mers internationales, de la Nouvelle Vague. Philippe Fauvel, enseignant-chercheur, revient sur la filiation entre Linklater et la Nouvelle Vague française…
De la meilleure façon de critiquer un film
Nouvelle Vague est le récit de la production d’un premier film après des années à passer à lire et à écrire : car c’est d’abord à travers leurs articles que les « jeunes turcs », comme on les appelait à l’époque, ont su modeler leur pensée du cinéma. Comme ses camarades, Jean-Luc Godard est un jeune homme revêche, souvent romantique et mordant dans ses articles. « Critique » est une manière d’être et, dans leur cas, d’être faussement casse-pieds, originaux, légers et drôles – à l’image de toutes les incarnations des uns et des autres dans le film de Linklater.
La critique est là pour relayer les images et la « voix » d’un film avec ses propres mots. La prise de parole ou l’écriture sur le cinéma (deux formes d’exercices critiques, radiophoniques ou de presse par exemple) vont de pair ici, et Godard en est une figure de proue : il suffit de voir ses saillies télévisuelles, dès les années 1960 et les décennies 80 et 90, ou de lire ses articles des années 1950. Ou simplement de constater dans ses scénarios le cut up génial qu’il parvient à faire avec les mots des autres. Dans Nouvelle Vague, il précise : « la question n’est pas où je prends les choses, mais où je les emmène », avec ce léger accent indéfinissable parfaitement maîtrisé par Guillaume Marbeck qui l’interprète. Quand il va à la rencontre de Georges de Beauregard, son futur producteur, il assassine La Passe du diable (de Jacques Dupont et Pierre Schoendoerffer) en un seul mot : « Votre film est dégueulasse ! » Ou, pour être plus précis, s’il devait en rédiger une notule – et voilà déjà toute la facétie du bonhomme condensée en une scène : « C’est pas tant que La Passe du diable soit loin d’être bon, mais plutôt qu’il est proche d’être mauvais ».
Dans les Cahiers du cinéma n°86 (août 1958), Hans Lucas (le nom de plume de Godard) l’a jouée en mode télégraphique dans un compte rendu du festival de Berlin : « PASSE DIABLE BELLE PHOTO MAIS HISTOIRE SALLE PLEYEL TALENT JACQUES DUPONT PAS EN CAUSE STOP » Le film ne bénéficiera même pas d’un entrefilet à sa sortie dans le numéro 101, tout juste quelques lignes expéditives.
Dans Nouvelle Vague, la chute de cette conversation avec celui qu’il surnomme « Bobo », qui repose bien sur le talent critique (et Godard serait justement le rédacteur « préféré » du producteur), est ce qu’on retient de plus délectable de la joute godardienne : « Alors n’oubliez pas : la meilleure façon de critiquer un film, c’est de faire un film. » La façon dont Nouvelle Vague est écrit donne raison à ce quasi aphorisme de Godard, car le maître-mot d’À bout de souffle n’est-il pas – fut, est et restera pour toujours – : dégueulasse ? Si c’est d’abord le mot pour critiquer un mauvais film, c’est surtout celui qui justifie la fabrique d’un film à part entière.
Quand ça ne parait pas être du Godard, c’est quand même du Godard
Tout le monde est à Cannes sauf le grand Momo (Éric Rohmer, joué par Côme Thieulin), Jacques Rivette (Jonas Marmy) et Godard qui trépigne. Ils font leur boulot au bureau des Cahiers du cinéma. Les critiques qui feront la Nouvelle Vague ont écrit sur le cinéma des autres (et dans d’autres revues auparavant : Arts, La Revue du cinéma ou La Gazette du cinéma en particulier), sans forcément réfléchir à la nature de leur mouvement collectif, ou même à sa fonction ou à son rôle dans l’histoire du cinéma. Pourtant l’entraide est là et c’est dans la plus franche camaraderie et par le truchement de l’écriture, donc, après avoir soutenu leurs auteurs comme Hitchcock, Hawks, Rossellini ou Bresson, que les jeunes critiques se soutiennent l’un l’autre une fois devenus cinéastes. Jusqu’à ce qu’ils passent tous derrière la caméra.
Linklater s’attarde justement sur de tels moments, à la charnière entre critique et fabrique des films, et tout particulièrement sur le premier long métrage de François Truffaut présenté à Cannes. Godard finit par piquer dans la caisse des Cahiers du cinéma pour rallier le festival, brûlant d’être le témoin de l’accueil du film de son copain. Avant de s’éclipser de Paris, Rivette lui lit ce qui semble être l’article en train de se faire. Ce qui sort de sa machine à écrire se retrouve dans le n°92 : « Les Quatre Cents Coups sera un film signé Franchise, Rapidité, Art, Nouveauté, Cinématographe, Originalité, Impertinence, Sérieux, Tragique, Rafraîchissement, Ubu-roi, Fantastique, Férocité, Amitié, Universalité, Tendresse. — J.L. G. » Soit un film signé de F-R-A-N-C-O-I-S-T-R-U-F-F-A-U-T. Avec cet air de télégraphie, à nouveau.
Or, dans Nouvelle Vague, on mélange un peu tout, comme on redistribuerait les cartes du jeu, en modifiant légèrement les règles : le mot « Rafraîchissement » dans la critique de Godard passe à la trappe et on en inverse même d’autres ; certains dialogues, bien que didactiques, se retrouvent ramassés, condensés quand on part à la recherche des témoignages d’antan, dans les archives des Cahiers du cinéma ou dans les livres sur le sujet. Pour le dire autrement, une histoire de la Nouvelle Vague naissante (« S’ils veulent la Nouvelle Vague, donnons-leur un raz de marée ! », comme le dit Godard au bord de la Méditerranée) n’est pas exactement le propos ici. L’approche historique, même si elle est assez scrupuleuse, reste souple. Mieux vaut saisir l’air du temps, tout en usant de subterfuges pour réunir tous ces éclats d’histoires, connues ou moins connues, en observant, détaillant, ce qui est la véritable « méthode Godard ».
Quand bien même nous aurions une connaissance de cette époque d’un cinéma résolument moderne, nos souvenirs peuvent être confus. C’est là que le film opère : il réactive nos connaissances ou nous incite à fouiller dans les revues et les livres et à jouer avec ; il vise surtout la joie que c’est de faire un film, avec ce que cela implique de lectures ou de « leçons » à méditer, à revisiter : réfléchir au cinéma et à ce qu’on est en train de voir ou en train de réaliser, Godard ne fait pas autre chose – quitte à provoquer des déconvenues, en arrêtant une journée de tournage qui n’a même pas commencé.
Tilt
La réflexion critique conduit au mouvement de la Nouvelle Vague : il s’agit de faire par soi-même ce qui n’a pas encore été fait ; c’est le moyen trouvé par ces jeunes gens pour s’exprimer d’une façon toute personnelle sur le cinéma. Dans le film, Godard montre à Georges de Beauregard un de ses carnets « dans lequel [il] enferme toutes [ses] idées sur le cinéma depuis dix ans… Maintenant, il est temps de transformer ces idées en images précises ». Nouvelle Vague tend à montrer comment on vit l’instant et le cinéma au présent. Godard soumet les dialogues sur le moment, dirige sur le vif, mais en sachant précisément ce qu’il souhaite. Et si la cascade d’un accident de scooter ne convient pas, on ne l’utilisera pas : le son hors-champ sera d’autant plus évocateur. Et quand Godard doute, il suspend le travail, se fait porter pâle (« à vrai dire je me sens absolument mortel ») pour jouer au flipper. Et ça fait tilt.
Godard part de sa cinéphilie et des autres arts (citant des peintres comme Gauguin ou De Vinci, des auteurs comme T.S. Eliot, chantant Greco devant elle), fait mûrir sa pensée pour mieux affirmer ses choix : c’est ainsi qu’il rompt avec la continuité d’un plan, autant de coupes, de jump cuts qui s’imposent pour offrir un rythme nouveau. Il applique sa propre théorie du montage telle qu’énoncée dans un fameux article du n°65 des Cahiers du cinéma de décembre 1956 « Montage, mon beau souci » : « Savoir jusqu’où l’on peut faire durer une scène c’est déjà du montage, de même que se soucier des raccords fait encore partie des problèmes du tournage. Un film génialement mis en scène donne l’impression d’un simple bout à bout, certes, mais un film génialement monté donne l’impression d’avoir supprimé toute mise en scène ».
« Je veux traîner avec la bande de la Nouvelle Vague. »
Linklater : « il ne s’agit pas de refaire À bout de souffle, mais de le regarder sous un autre angle. Je veux plonger ma caméra en 1959 et recréer l’époque, les gens, l’ambiance ».
Ses intentions sont claires, le cinéaste texan offre à la fois une vue d’ensemble d’un mouvement artistique et une vue détaillée de la fabrique d’un film et de ses contributeurs : le contre-champ d’un film au plus près du cinéaste. Pour ce faire, il démultiplie les portraits des protagonistes en plan rapproché, regard caméra, les présentant un à un, leur nom en surimpression. Il présente aussi l’équipe de rédaction des Cahiers du cinéma dans sa globalité, qui accueille ce jour-là le cinéaste italien Roberto Rossellini, un des maîtres du néoréalisme, pour souligner l’entente, voire la fraternité ou l’harmonie qui peut lier tous ces jeunes (et moins jeunes) gens. C’est à la fois rudimentaire et populaire (comme un générique de fin de sitcom où chacun sourirait à la caméra), élaboré et savant (que sait-on d’un Rissient, d’un Balducci ou d’une Decugis ?). Rossellini ne les nomme-t-il pas « le cercle des ciné-maniaques… les insurgés… » ? Soit des individus qui contestent, singulièrement et au pluriel ici, une certaine autorité esthétique, une « certaine qualité française », depuis le fameux texte de Truffaut attaquant le « cinéma de papa » (« Une certaine tendance du cinéma français »), et enfonçant le clou avec « Ali-Baba et la politique des auteurs3 ».
Saisir l’air du temps n’est pas chose facile. « Toute civilisation est mortelle… », lance Godard ; « Même les films ! », ajoutent à la cantonade les amis Chabrol, Truffaut et Suzanne Schiffman, chœur du chantre – même s’il n’est pas cité dans le film – André Malraux et de son idée, fondatrice pour la pensée de nos jeunes gens modernes : l’œuvre d’art est une rencontre avec le temps ; telle ou telle œuvre a besoin de nous pour revivre de notre désir : « L’héritage ne se transmet pas, il se conquiert », pensait Malraux.
Licence libre
En carton d’ouverture, un copyleft, , est attribué à Nouvelle Vague, suivi de l’année « 1959 ». Jeu graphique amusé (l’envers de copyright) puisqu’il s’agit d’aborder un film en train de se faire, où l’esprit de liberté souffle (copyleft = « licence libre » en français). C’est comme si Linklater, en 2025, s’autorisait, depuis l’année 1959, à jouer avec toutes les citations possibles, comme Godard lui-même le faisait, jusqu’à proposer ce making off sous la forme d’une fiction complice avec l’Histoire et ludique avec Godard.
Façon d’inciter aussi la jeunesse à « méprise[r] les formes traditionnelles du cinéma… Prenez à gauche… Souvenez-vous : tournez vite ! Interrompez le tournage dès que l’inspiration fléchit ! », comme assène Rossellini à Godard qui, au volant, répond au cinéaste italien : « Mais, c’est un sens interdit ! »
Crédit photo : Nouvelle Vague © Jean-Louis Fernandez
1 C’est bien Rivette qui écrira une critique élogieuse des 400 coups dans le n°95 des Cahiers du cinéma de mai 1959.
2 Avec celles et ceux qui seront affiliés d’une façon ou d’une autre à la Nouvelle Vague sans être critiques aux Cahiers, comme Jacques Demy, Chris Marker, Alain Resnais, Jean Rouch ou Agnès Varda…
3 Respectivement n° 31 (janvier 1954) et n°44 (février 1955) des Cahiers du cinéma.