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Le documentaire, l’autre cinéma

Il fut un temps j’ai presque été complexé « de ne faire que du documentaire » comme on dit. « Quand est-ce que tu fais un vrai film ? » m’a-t-on dit parfois. Aujourd’hui, je comprends pourquoi je ne l’ai pas fait…

A l’occasion du Mois du film documentaire, nous avons laissé la parole à Pierre Boutillier, cinéaste documentariste et enseignant à l’Université à Amiens. Il se raconte et nous livre son approche sensible et subjective de cet autre cinéma. 

Un mode de vie

J’ai commencé à faire des documentaires comme Mr Jourdain de la prose, sans le savoir ou presque, en naïf. Les études de cinéma sont venues après mes premières expériences pratiques et m’ont révélé que je faisais des documentaires, en effet. A l’époque j’étais complexé par le support, je pratiquais en vidéo, or pour moi ça n’était pas du cinéma : le film 35mm ou 16mm, c’était ça le cinéma. On est un peu bête quand on est jeune, on croit certaines choses essentielles alors que finalement elles s’avèrent secondaires, humainement parlant. Je me suis rendu compte que le documentaire c’était surtout un mode de vie.

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« J’ai pris goût très vite à la qualité des rencontres que me permettait la caméra. »

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Dès qu’un rapport de confiance est installé entre filmeur et filmé, une relation riche s’installe entre nous. Elle pourrait mettre des mois dans la vie mais la caméra, dès lors qu’elle tourne, donne de l’importance au temps, aux mots et tout s’accélère. Le personnage, devenu acteur de sa propre vie, donne le meilleur de lui-même et ça c’est formidable. Il ne suffit pas d’avoir une caméra bien sûr. La personne filmée sent ton écoute, ton regard et mieux elle est regardée et écoutée, meilleure elle est et plus elle te dit des choses qui comptent pour toi, mieux tu la filmes. C’est un cercle vertueux.

Une mise en scène 

On pourrait se contenter de cette joie simple, comme celle qui se dégage en voyant certaines vues Lumière, capter une évidence, or le documentaire c’est aussi de la mise en scène, je l’ai appris ensuite. Bien sûr en faisant des études de cinéma on tombe sur des gens qui nous mettent en relation avec des œuvres qui font avancer. Pour moi ça a été Johan Van der Keuken, La jungle plate, l’œuvre clé qui m’a dit :

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« Vas-y coco, toi, un autre, la caméra, ton regard et ça suffit pour faire un film ; quant au talent, ça se cultive. »
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Je pense à la séquence où Keuken s’entretient avec un pêcheur qui fume des anguilles. Je la regarde souvent, je la montre. Keuken filme et questionne ; une seule place de caméra, un découpage au cordeau qui permet une synthèse en 4 minutes d’un après-midi de tournage. Il y a tout. D’abord son intérêt pour cette famille : le fils veut faire un métier dont le père désabusé connait les limites, cette inquiétude irrigue tout l’entretien et crée une tension, exacerbée par les anguilles transpercées que l’on a vu disposer dans le fumoir. Il y a aussi la fumée à contre-jour qui traverse le cadre en volutes et ponctue la discussion, le père ne voit que les limites d’une activité que l’image transcende et que le son de sa voix désenchante. Le fils et sa mère en retrait observent et tempèrent les risques du projet. Tout est là, pertinence du dialogue, intérêt soutenu pour la situation de la famille, justesse des cadres, beauté de la lumière, sens de l’à propos des coupes, du rythme, enjeu vital, contradiction de la vie humaine. Keuken a du génie ici comme souvent. De fait, plus besoin d’années de production à convaincre des gens, de sommes folles dépensées sur des décors, des acteurs comme l’exige la fiction…Tu peux tourner tout le temps, me dis-je, t’intéresser au monde, créer des images, des sons, donner du sens par le montage, exister.

Sa nouvelle vague à lui 

J’ai refait le chemin de Pierre Perrault et Michel Brault dans Pour la suite du monde, mais en Betacam puis en DV début 2000, mon terrain étant, non pas l’Île aux Coudres au Québec, mais les banlieues d’Amiens, à côté de chez moi.

Bien sûr le cinéma, ça s’apprend. Chabrol dit qu’il faut une demi-journée, je dirais ok à condition de voir beaucoup de films pour comprendre comment font ceux qui te touchent et les imiter. Ça passe par pas mal de temps à décortiquer les films, c’est toujours mieux en s’engueulant avec un comparse qui n’est pas d’accord, ça forge le caractère. La dialectique est essentielle en documentaire.

La technique, oui ça s’apprend, le diaphragme, la lumière, corriger ses compositions, découper en plans, marcher les genoux pliés pour faire des mouvements fluides…mais aujourd’hui on trouve beaucoup de conseils pertinents sur la toile et il suffit de s’entraîner, même avec son smartphone. Si tu fais bien ton travail, le monteur, partenaire essentiel pourra faire le sien.

Fiction et documentaire avant tout, du cinéma

L’essentiel pour la réalisation c’est d’avoir le goût des autres, de la rencontre, la curiosité pour la manière dont les autres vivent, pour renseigner les humains sur eux-mêmes en quelque sorte.

Tout ça on l’a en soi ou on ne l’a pas, il vaut mieux être sincère avec soi-même, comme Keuken, Varda, Cabrera, Fresil ou Comolli qui dit :

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« les cinéastes documentaristes ont le goût du risque et l’amour de l’imprévu… Travailler avec des gens réels, les prendre au sérieux, les respecter, manifester leur complexité, ne pas les réduire à une caricature, voilà le défi du cinéma documentaire… Ce cinéma s’efforce de sauver quelque chose de la dignité des hommes et des femmes de ce temps, avant tout des plus faibles. »
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Ken Loach pourrait dire la même chose, lui il le fait avec la fiction mais son intention est la même, la fiction et le documentaire ne sont pas ennemis, c’est avant tout du cinéma, les deux racontent des histoires, différemment. Ken Loach dit que la fiction permet de mettre en jeu des choses qui sont impossibles à montrer en documentaire grâce aux acteurs, c’est vrai, mais c’est aussi le fait de ne pas représenter certaines choses, de les tenir hors champ qui en fait la force, le cadre est un cache disait Bazin, surtout ne pas tenter d’être objectif.

Il fut un temps j’ai presque été complexé « de ne faire que du documentaire » comme on dit. « Quand est-ce que tu fais un vrai film ? » m’a-t-on dit parfois. Aujourd’hui, je comprends pourquoi je ne l’ai pas fait, vous aussi peut-être…

Pierre Boutillier

Pour la suite du monde, Pierre Perrault et Michel Brault – 1962