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TÉMOIGNAGE dE LEUR enseignante

Pour la troisième année, nous coordonnons l’opération Raconte-moi ta vie ! en Hauts-de-France et la capacité des jeunes à se révéler, se dévoiler et se surpasser pour livrer des récits personnels forts, impressionne et surprend toujours autant. Nous sommes allés à la rencontre d’une des enseignantes ayant pris part à l’aventure. Elle nous raconte les coulisses de cet atelier pas comme les autres.

Initié par le fonds de dotation Auteurs Solidaires, en partenariat avec avec la Région Hauts-de-France, les Rectorats d’Amiens et Lille et la DRAAF, l’opération Raconte-moi ta vie ! cherche à récolter des histoires personnelles d’adolescents de 15 à 19 ans, au sein de lycées et de CFA, et à stimuler la pratique de l’écriture. Six auteurs de la région, en lien avec les enseignants, s’attèlent sur plusieurs mois à installer les conditions permettant l’émergence d’une créativité collective : échanges d’anecdotes, découverte de récits, travaux en petits groupes, chaque auteur a sa méthode pour s’adapter aux diverses situations.

Écoutons le récit de Mme Dewilde, enseignante de lettres-histoire au lycée Henri Senez à Hénin-Beaumont qui a accueilli, avec le soutien de M. Telliez, son chef d’établissement, l’auteur-scénariste Yohann Kouam, entre septembre et novembre 2020.

Comment s’est déroulé l’atelier pour votre classe ?

Je travaille avec une classe de 1ère Bac pro Service Accueil, en duo avec ma collègue d’enseignement professionnel. Du 1er septembre jusque fin novembre, nous avons consacré nos heures de co-interventions à ce projet. Nous avons fonctionné comme une mini-entreprise. Les élèves ont été divisés en quatre services : ressources humaines, relation avec l’auteur, organisation, communication. Ce qui permet de lier le programme scolaire et professionnel à ce projet artistique. Toutes les tâches de l’accueil se sont faites à partir de ce projet : les élèves se sont occupés de l’accueil de l’auteur, de la communication avec lui et autour du projet sur le Facebook du lycée, le service ressources humaines a constitué les différents groupes, etc. C’était une entrée pour pouvoir emmener les élèves dans ce projet : ils validaient des compétences sans trop avoir l’impression de travailler. De même en français au programme il y a, le processus de création, la fabrication d’un récit, donc là avec l’auteur, c’était du direct. C’était vraiment intéressant.

Comment les élèves ont-ils réagi quand vous leur avez présenté le projet ?

Au départ, ils ont été ravis. Ils se sont beaucoup investis pour accueillir Yohann. Les 15 premiers jours ont été très dynamiques.

En revanche pour l’écriture, ça ne s’est pas passé comme on le pensait. Dans un premier temps, les élèves ont été très bavards. Yohann a d’ailleurs été très surpris, parce qu’ils ont trouvé là un espace de parole où ils pouvaient « vider leur sac ». Il a eu face à lui des parcours difficiles. Les élèves sont vraiment entrés dans l’intime. Avec même un jugement très sévère sur leur famille. Ils avaient du mal à mettre leur histoire à distance et surtout de prendre en compte le déterminisme social. Toute leur souffrance et leur mal être étaient mis sur le compte de leur famille. On s’est rendu compte qu’on avait à faire à une génération hyper désespérée : ils sont nés en 2004 , donc attentats, covid, réchauffement climatique, etc.

Une fois qu’ils ont passé cette phase là, ils ont été incapables de mettre leur histoire en mots. Ils avaient l’impression que leur histoire n’allait intéresser personne, puisqu’ils sont personne selon eux, et n’arrivaient pas à l’écrire. 

Comment l’auteur a-t-il procédé pour dépasser ce blocage ?

C’est là que l’expérience a été intéressante. On ne l’avait pas pensée comme ça au départ.

Le travail de Yohann a consisté à écouter les histories et à leur expliquer qu’il y avait des choses extraordinaires dans ce qu’ils racontaient. Il est scénariste, ce qui fait qu’il visionnait des scènes et il a pu leur démontrer ça.

Il a proposé un cadre avec ses mots. Ce qui a permis de remettre de l’ordre dans ce qui avait été expliqué dans un premier temps sous forme de coups de gueule. On a créé une chronologie, Yohann a mis dans son récit des causes et des conséquences et ça a créé une structure.

Il leur a fait une lecture de ce texte. C’est à ce moment là qu’on a été surpris : les élèves ont remercié Yohann pour l’écriture, mais ils ne s’y reconnaissaient pas. Ce cadre leur a par contre permis de débloquer les choses et ils ont pu se ré-approprier leur histoire. Ils ont repris le cadre, et puis ils ont tout changé : ils ont intégré leur propre vocabulaire, ajouté des anecdotes, décrit des lieux. Ils ont au final réussi à écrire un récit qui donnait leur vision de leur histoire personnelle.

Ça, ça a été un moment fort. A la lecture finale, il y a vraiment eu une fierté d’avoir créé un récit dont ils étaient les auteurs.

Que retenez-vous de cette première phase du projet ?

J’ai été très satisfaite. Mon travail, c’est de l’alchimie : montrer qu’on peut transformer sa souffrance en quelque chose de beau et que ça peut être un moteur pour vivre mieux après. Mon ambition de professeure de lettres-histoire en lycée professionnel est de (ré)assurer l’élève dans sa culture, son histoire, son  territoire.

La partie qui a été intéressante d’après moi, c’est que, en mettant à distance leur histoire personnelle, ils se sont rendus compte que le regard qu’ils portaient sur leurs parents était très dur. Ça nous a permis de leur expliquer que leurs parents étaient aussi le produit d’un contexte social. Ça a créé quelques réconciliations entre certains élèves et leurs parents. Le fait de pouvoir ré-écrire son histoire personnelle, ça permet de pourvoir la digérer. Je n’imaginais pas qu’on serait aller jusque là.

Il s’agit d’accompagner les jeunes, souvent sans repères et évoluant dans un territoire marqué par les difficultés sociales, dans un projet ambitieux. Le pari est celui de la réussite collective : en réussissant ensemble à relever un défi ambitieux pour soi et pour le groupe, on grandit en dignité, en humanité et on entrevoit l’avenir avec optimisme. Des portes s’ouvrent et d’autres chemins apparaissent : c’est l’expérience que je souhaitais faire vivre à mes élèves avec ce projet. 

Qu’a apporté le passage par la forme artistique et la rencontre avec un auteur ?

Ces rencontres sont des aides pour triompher des déterminismes. L’artiste ouvre une porte sur un monde inconnu aux élèves. En créant, l’élève expérimente sa capacité à agir sur le monde, à fabriquer du beau. Il éprouve du plaisir. Développer son goût pour la création et les arts est essentiel. Les jeunes des lycées professionnels sont des victimes de la société de consommation. Créer soi-même et en éprouver du plaisir, c’est une reconquête de liberté.

Les ateliers d’écriture sont des lieux de formation à l’empathie. Chacun s’écoute et s’identifie à l’autre. On fait l’expérience des différences. Ces temps d’échange sont des laboratoires de tolérance. En se mettant à la place de l’autre, j’étends ma  vision du monde et de l’humanité. « La littérature pour réparer le monde ».

Yohann a été extraordinaire avec ces élèves. Le vocabulaire est parfois tellement réduit qu’on ne peut pas exprimer les choses. On a réussi à mettre le doigt sur des difficultés et des colères qu’ils ont en eux. Ils se sont rendus compte qu’une fois qu’on mettait les choses sur le papier, ça permettait de s’apaiser.

Les élèves ont aussi mesuré que la création, c’est du travail. Il faut écrire et ré-écrire, ça prend du temps. Au début, ils ont pu lui dire « comment vous faites monsieur pour écrire des films, vous êtes un génie ? ». Non, non, c’est du travail, ça prend du temps ! C’est de l’effort. Plus on s’investit, plus on passe du temps, plus on réussit. Et ça aussi, c’est intéressant en terme d’expérience de vie : l’effort.

Quelles vont être les suites ?

Ils sont pressés de continuer l’aventure. Je travaille avec eux un recueil de poèmes de Michel Houellebecq et je m’aperçois que le travail qu’on a fait au premier semestre porte ses fruits. Il y a un intérêt et un rapport à la littérature qui a beaucoup évolué. S’ils ne l’avaient pas vécu de l’intérieur, ça n’aurait pas été simple d’entrer notamment dans la poésie. »

LEUR RÉCIT SÉLECTIONNÉ 

Et l’aventure ne s’arrête pas là ! Leur texte intitulé Après les cours a été choisi par le comité de sélection, réuni le 25 janvier dernier, pour réaliser une mise en voix de leur récit. Ils le présenteront à la rentrée prochaine à l’ensemble des autres participants (cinq autres établissements), lors d’une journée de valorisation qui sera organisée dans une salle de spectacle de la région. L’ensemble des textes sera publié dans un livre, que chaque élève et chaque partenaire recevra.

Extrait : 

« Après les cours » suit le quotidien d’Alexis, de Julie, de Samira, d’Emma et de Wassila, cinq élèves d’un lycée professionnel d’une petite ville du nord de la France

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(…) Aujourd’hui je suis dégoutée. Je dois aller chez ma mamie car c’est l’anniversaire de ma mère. Tu parles d’une fête… c’est un cauchemar.
C’est une tradition chez nous. Chaque année, j’accompagne ma daronne*. C’est elle qui souhaite aller chez ses parents. Ils lui ont dit “tu peux venir”, alors elle vient. Pour l’occase, la famille se coupe en deux. Mon père reste solo, il n’est pas accepté. Moi je suis tolérée. Mes tatas et mes cousins seront mis en avant comme d’hab. Ma mère fera avec. Elle ne dira rien. Ça a toujours été comme ça.

Les rapports avec la famille de ma mère sont compliqués. Mon père est algérien, ma mère est polonaise. Cette union n’a pas fait que des heureux dans la famille. Pour mon papy, mon père c’est « l’arabe ». Je développe : un délinquant, un voleur, une mauvaise fréquentation, un « pas comme nous ». Quand leur fille a annoncé qu’elle aimait un « Mohamed », ça a été un traumatisme. Ils auraient préféré qu’elle reste seule toute sa vie. Alors, ça a commencé. D’abord des petites réflexions, puis des mises à l’écart, des sous entendus. Ensuite, le clan polonais s’est acharné sur lui. Mon père avait 20 ans. Un beau footballeur aux cheveux longs. En peu de temps, il est devenu une cible. Puis je suis venue au monde. Je gênais, ”l’enfant de la honte”. Alors on m’a fait disparaitre : je ne vois presque jamais la famille de ma mère. J’ai beau avoir les yeux bleus de mon grand-père, je n’existe pas pour eux. Au mariage de ma tata, mon père est venu par respect. L’ultime affront. Le frère de mon grand-père l’a insulté de terroriste. On était en 2015… (…)

Wassila
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