
Fake news : une crise de confiance, pas d’intelligence
Si la désinformation n’est pas un phénomène récent, la plupart des observateurs semble convenir que les fake news ont explosé au cours de la dernière décennie. L’élection américaine de 2016 et le Brexit sont souvent cités comme point de départ d’une “ère de la post-vérité”. Près de dix ans plus tard, de multiples mesures ont été mises en place pour tenter de comprendre ce phénomène de désinformation, voire de le résoudre. Ont-elles fonctionné ?
En 2016, la première élection de Donald Trump est marquée par une explosion des “fake news” en ligne. Vivement critiqué pour le rôle joué par Facebook dans cette propagation, Mark Zuckerberg, patron de Meta, lance un vaste programme de fact-checking. Développé dans 26 langues, ce système rémunère plus de 80 médias à travers le monde (dont l’AFP en France) qui produisent des articles de vérification (« fact-checks »), que Meta utilise sur ses plateformes contre rémunération.
Si les résultats de cette initiative sont mitigés, Mark Zuckerberg change complètement de position près de dix ans plus tard. Début janvier 2025, à quelques jours de la deuxième investiture de Donald Trump, il annonce se “débarrasser des fact-checkeurs et les remplacer par des notes de la communauté”. Le patron de Meta annonce tirer les leçons de l’élection et donner “la priorité à la liberté d’expression”, s’inscrivant dans la lignée de ce que le milliardaire Elon Musk a mis en place sur X/Twitter lorsqu’il a racheté la plateforme.
Un tel revirement inquiète. La désinformation touche aujourd’hui tout le monde, et notamment les personnes âgées (les utilisateurs âgés de plus de 65 ans partageraient jusqu’à sept fois plus de fausses informations que les jeunes de 18 à 29 ans). Cependant, il reste difficile de mesurer l’impact réel du phénomène sur le public. D’un côté, les informations fausses et trompeuses, sous leurs différentes formes, ont pu conduire à des menaces significatives pour la santé, le bien-être des individus, voire la démocratie elle-même. De l’autre, la multiplication des publications sur le sujet peut entraîner une surévaluation de ses effets. Même paradoxe du côté des sondages : ces dernières années, plusieurs études ont tenté de mesurer le phénomène (selon l’Arcom, 60% des Français affirment croire à au moins une thèse complotiste), mais les méthodes de calcul sont souvent floues (que veut dire “croire” à une thèse complotiste ?).
Définir la désinformation
Plusieurs concepts existent en parallèle et sont souvent utilisés sans être préalablement définis. Le média public France Info en distingue trois :
- la désinformation, ou le partage d’informations fausses et fabriquées de toutes pièces ;
- la malinformation, ou le partage d’informations vraies mais utilisées de manière trompeuse ou dans un contexte erroné ;
- la mésinformation, ou la diffusion d’informations erronées ou inexactes mais sans intention délibérée de tromper.
Si le terme fake news est rapidement devenu central, l’expression est ambivalente : elle est utilisée pour évoquer la création délibérée de désinformation, mais aussi pour délégitimer les médias traditionnels, comme le fait Donald Trump aux États-Unis. C’est pourquoi la communauté scientifique s’est beaucoup attelée à remettre en question le concept même de désinformation, s’intéressant davantage au cadrage de la notion voire même à l’instrumentalisation qui en est faite. En d’autres termes, la question posée par de nombreuses études est de savoir si la surmédiatisation contemporaine de la désinformation est due à une réactivation du phénomène dans un nouveau contexte numérique, ou s’il s’agit d’une instrumentalisation du concept à des fins politiques.
Une méfiance accrue à l’égard de l’information
Une chose est sûre : notre époque est marquée par une surexposition de contenus mensongers. Mais est-ce parce qu’il y a davantage de fake news, parce que celles-ci sont rendues plus visibles par les plateformes numériques, ou parce que nous prêtons plus attention au phénomène ? De plus, impossible de lire cette évolution sans la lier à l’augmentation nette de la méfiance du public à l’égard des journalistes, d’autant plus frappante qu’elle est désormais portée par les acteurs du monde politique. Ces différentes raisons permettent de comprendre pourquoi la pratique de vérification de l’information (ou fact-checking) qui a afflué dans les rédactions des médias traditionnels ne semble pas avoir porté ses fruits.
“Cantonnée dans un premier temps à la production de vérifications (…) des discours politiques, cette pratique s’est progressivement élargie, embrassant d’autres thèmes mais dépassant également le strict travail de vérification des faits”, expliquent Vincent Carlino et Nathalie Pignard-Cheynel dans leur article “Saisir les pratiques de production et de réception des “fake news” en contexte numérique”.
La pratique du fact-checking a incité les médias à recentrer leur travail autour de la question de la “véracité” des faits comme pilier du journalisme. Mais non sans effets secondaires. Le chercheur Florian Dauphin souligne ainsi les limites du fact-checking, ou plutôt ses paradoxes : “alors même qu’il vise à combattre la désinformation, le debunking risque de conforter une audience dans ses croyances et un entre-soi de sachants”. Ou comment la lutte contre la manipulation de l’information participe à renforcer la méfiance du public…
La désinformation a-t-elle un réel impact ?
Différentes études montrent que les gens ont tendance à préférer une information conforme à des croyances et des valeurs qui préexistent (ce qu’on appelle parfois le “biais de confirmation”) et à éviter les informations contraires à leurs propres opinions. La véracité des faits a plus d’importance pour les journalistes qu’elle n’en a pour le public, qui est moins intéressé par l’axe du vrai/faux que par l’utilisation des informations dans la construction de leur identité numérique, par exemple.
Cela ne signifie pas pour autant que le public adhère à des informations erronées sans esprit critique. Dans un contexte de concurrence de l’attention sur des plateformes numériques où différentes sources cohabitent, une vidéo Youtube ou une publication Instagram, peuvent désormais avoir plus d’audience qu’un article de presse. La crise de confiance envers la démocratie représentative rejaillit sur les médias traditionnels, désormais perçus comme moins “fiables”. Dès lors, le phénomène de désinformation doit aussi se lire comme un révélateur social d’une crise de confiance envers les institutions politiques et médiatiques.
Dans un colloque intitulé “La science à l’épreuve de la désinformation”, le sociologue Dominique Cardon insiste sur le fait que le public est loin d’être naïf et qu’il ne faut pas surestimer les effets des informations. D’un côté, il concède qu’il existe des mécanismes attentionnels mis en place par les plateformes ou par les désinformateurs qui visent à “tromper la vigilance”, ce qui explique que le “sens critique de l’individu faiblit jusqu’à parfois disparaître”. De l’autre, il tempère son propos en invitant à ne pas donner trop d’importance au déterminisme technologique. En d’autres termes, les gens sont aussi conscients de l’endroit où ils s’informent et de pourquoi ils s’informent à cet endroit-là. Ce n’est pas parce qu’on lit une (fausse) information que celle-ci a forcément un impact sur nos opinions, puisque celle-ci s’inscrit dans une trajectoire où nos opinions sont déjà construites par ailleurs (via notre famille, nos pairs, notre milieu social…).
Selon lui, le succès actuel de la désinformation s’expliquerait donc moins par la crédulité du public que par l’usage qui en est fait par les acteurs politiques. En choisissant sciemment d’utiliser des fausses informations pour certains, ou en se positionnant en opposition pour d’autres. Constatant que les transformations de l’espace numérique favorisent des opinions polarisées plutôt que modérées, la mobilisation de fake news est devenue un élément à part entière d’une carrière politique. Les acteurs politiques instrumentalisent donc la désinformation dans la construction d’un agenda médiatique, impactant indirectement l’opinion publique. Dès lors, “des acteurs de l’espace politique et journalistique vont exploiter des thèmes apportés par les marges (…) et les mettre au centre du débat public”, explique Dominique Cardon, ce qui favoriserait in fine l’audience des fausses informations.
Quelles solutions ?
Face à ce constat, les solutions sont multiples. La première piste est de conscientiser et de responsabiliser les professionnels de l’information. Pour le monde médiatique, s’interroger en profondeur sur ses pratiques professionnelles, œuvrer à une plus grande transparence et repenser une déontologie adaptée au contexte actuel, semblent être des pistes. La plupart des universitaires invite à poser la question de la confiance dans la source plutôt que celle de la défense d’une information neutre ou objective. Repenser la production médiatique pour la décaler de l’axe vrai-faux et la recentrer sur un rôle social pourrait également être une idée. C’est le sens des travaux de Vincent Goulet qui, dans son ouvrage Médias et classes populaires, invite à réfléchir à l’usage concret des informations pour le public.
Le développement des pratiques dites d’éducation aux médias et à l’information (EMI) est également une solution à la crise de confiance dont le phénomène de désinformation est à la fois une cause, un symptôme et une conséquence. Depuis une dizaine d’années, de multiples initiatives ont été lancées pour intervenir auprès des publics scolaires afin de renforcer l’esprit critique. Les effets de ces dispositifs commencent à être mesurés. Engager les élèves dans la création médiatique se révèle être un puissant moteur d’apprentissage. De plus, les pratiques collaboratives qui impliquent directement les élèves dans la fabrication de l’information (à travers la pédagogie par le faire, notamment) se révèlent particulièrement efficaces. En plus de mutualiser les regards et d’ouvrir la voie à l’idée qu’un même message peut être perçu différemment par plusieurs personnes, la plupart des recherches insiste sur le développement d’une réflexivité bénéfique à une lecture critique des informations.
La collaboration entre différents acteurs (journalistes, enseignants, médias locaux, associations, lieux culturels) se révèle particulièrement efficace afin de lier la fabrication de l’information à une lecture du monde qui nous entoure, tout en s’intégrant au cursus éducatif des élèves. Attention toutefois à ne pas centrer tous nos efforts sur les jeunes publics : la chercheuse Anne Cordier invite à mettre à distance les discours alarmistes sur les pratiques informationnelles des jeunes, car ces derniers mobilisent très souvent des comportements et des expertises allant à l’encontre des idées reçues. Une piste pourrait donc être d’imaginer une éducation aux médias et à l’information “tout au long de la vie”, sur le modèle de l’éducation permanente en Belgique, ou de certains projets portés par l’éducation populaire en France, que ce soit dans des centres d’apprentissage, des EHPAD, des lieux d’enfermement ou des places publiques.

Lucas Roxo
Boîte noire
Si le phénomène n’est pas nouveau, le nombre de recherches universitaires et d’articles journalistiques sur le sujet des fake news et de la désinformation a explosé ces dernières années. Loin d’être exhaustif, cet article s’est construit autour de différentes publications universitaires, et en particulier de deux recensions récentes des articles scientifiques sur le sujet, l’une anglo-saxone et l’autre francophone, ainsi que sur une grande variété de publications médiatiques. Il est important de noter que son auteur est journaliste et lui-même impliqué dans des actions d’éducation aux médias. Il est également l’un des auteurs de l’ouvrage ‘Petit manuel critique d’éducation aux médias’ publié en 2021 aux Éditions du Commun.
Crédit photo : Joshua Miranda © Pixels