
De l’intime à l’histoire : Marie Vernalde remonte la trace des silences
Et si refuser un héritage devenait le point de départ d’un film ? Avec La Dette, la réalisatrice Marie Vernalde transforme une histoire personnelle en enquête historique bouleversante. De secrets familiaux en silences d’État, elle retrace une mémoire oubliée : celle des civils allemands à la fin de la guerre. Une œuvre hybride et touchante, entre documentaire et fiction.
Dans son documentaire, la réalisatrice part sur les traces de son père qui ne l’a pas élevée. Mais c’est un point de départ, car en enquêtant sur lui et les objets qu’il lui a laissés, la réalisatrice découvre une famille inconnue Outre-Rhin. Ses recherches la poussent à raconter l’histoire de sa grand-mère, Hildegarde, obligée de fuir l’Allemagne lors de la défaite du IIIe Reich à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et de sa tante Inge, prise au piège de la séparation des deux Allemagne.

Quand mon père est mort, on m’a demandé de payer ses dettes. Payer pour un père absent qui ne m’a pas élevée, j’ai trouvé ça gonflé.

Si le film débute avec une renonciation de succession — de dette — il va tout de même en découler une quête. À travers l’histoire familiale un récit historique s’ouvre, celui des civils allemands abandonnés à la fin de la Seconde Guerre mondiale et la mise en lumière d’une vague de suicides au printemps 1945 (environ 20 000 victimes non commémorées). Tout au long du film, la réalisatrice enquête sur la séparation de sa propre famille en parallèle de nombreuses familles allemandes : d’un côté l’Ouest mené par les États-Unis, de l’autre l’Est par l’Union soviétique. Au milieu, un mur.

Nous sommes allés à la rencontre de Marie Vernalde qui, au-delà des interventions qu’elle mène dans le cadre de nos actions comme La première des marches ou Raconte-moi ta vie !, est une réalisatrice que nous aimons suivre.
Après trois courts métrages de fiction — Le Parloir (2006), Pour le meilleur (2013) et Pas de cadeau (2016) — nous découvrons ton premier long métrage sous la forme d’un documentaire. Comment s’est passée cette transition ?
J’avais d’abord envisagé ce projet pour de la fiction, mais il aurait été trop lourd, trop cher et impossible à envisager pour un premier long métrage. Au départ, j’étais vraiment concentrée sur les personnages d’Inge et Hildegard mais je n’avais pas encore trouvé la narration. C’est en regardant des films qui mélangent le documentaire et la fiction que je me suis dit qu’on pourrait partir de moi aujourd’hui, que je pourrais être un personnage. Ce documentaire est écrit comme une fiction. Tout était déjà bien écrit avant le tournage, scène par scène. Mais le documentaire permet une légèreté du dispositif et de l’équipe.
Le point de départ du film est quelque chose de très intime : l’héritage de ton père, et s’ouvre sur un récit historique. Tu as été surprise par l’ampleur de tes découvertes ?
Je n’avais pas été en repérage donc je ne savais pas trop ce que j’allais découvrir. Ma tante était déjà morte et mon oncle a quand même 88 ans. Je ne savais pas du tout dans quel état d’esprit il allait être pour parler de cela. Dans le scénario de fiction, j’avais écrit une scène où je débarquais là-bas et où il me claquait la porte au nez en disant qu’il ne voulait pas parler, que ça avait fait souffrir trop de monde, que c’était terminé. L’enquête se poursuivait tout de même mais avec plus d’obstacles.

Tu as trouvé des lettres et des écrits de ta grand-mère — des extraits sont lus par l’actrice Jutta Wernicke dans le film. Une femme qui malgré son exil à Calais a gardé un fort attachement à son Allemagne d’enfance sous le III Reich. Comment as-tu vécu ces découvertes ?
En écriture, la blanche colombe ne m’intéresse pas. Ici, c’est un personnage ambivalent qui est plein de contradictions. Ce qui permet de sortir des schémas de la mère courage ou de la pute au grand cœur : un grand archétype dans la littérature, dans la fiction depuis toujours. Mais en voulant raconter un personnage féminin dans un contexte historique, on découvre vite que c’est très compliqué de sortir de la destinée tragique. Hildegard était sans doute une femme dure, mais je trouve que c’est un personnage très intéressant en terme de narration. Il y a un mot allemand intraduisible en français, qui évoque l’appartenance à la Terre de son enfance. C’est sûr que comme tous ces enfants qui ont grandi sous le III Reich, elle en a visiblement gardé une fidélité.
Il y a des images d’archives tout au long du film, comment se sont déroulées les recherches ?
C’était vraiment une grande découverte pour moi. Toutes les recherches ont été réalisées avant le tournage parce qu’il fallait que je sache ce que j’avais à ma disposition pour la construction narrative. J’ai réalisé une liste de thématiques (les suicides de familles allemandes en 1945, l’exil, la forêt et la nature, la séparation des deux Allemagne par le mur) qui m’intéressaient et une documentaliste m’a envoyé plusieurs vidéos. J’ai reçu beaucoup de matière que j’ai regardée pour pouvoir dire ce que je voulais garder, ce qu’il me manquait.
Concernant les archives familiales, j’ai vraiment été surprise par le nombre de documents trouvés. Des photographies, des textes, des lettres. C’est énorme en termes de quantité et on a dû bousculer le plan de travail en plein tournage. Alors qu’on avait prévu qu’une seule journée pour les filmer, on a dû en ajouter une seconde ce qui veut dire enlever un autre moment de tournage. Et encore, tout n’a pas pu être filmé. C’est ce qui est compliqué quand on n’a pas été en repérage.

Et comment as-tu réussi à articuler toute cette matière au montage ?
Quand je suis arrivée au montage, je me suis dit que je n’avais pas assez de matière. Je me suis rassurée par le fait qu’il y avait des images d’archive mais comme c’est la première fois que je faisais un film documentaire c’était compliqué d’évaluer les proportions que cela pouvait prendre.
On a réalisé le montage comme pour une fiction, c’est-à-dire qu’on a monté à partir du scénario. Et puis, petit à petit, on a affiné. Au départ, il y avait peut-être un peu plus de voix off, c’était très explicatif. On en a enlevé, puis j’ai réécrit la voix. Mais on a toujours suivi le scénario. Quelle que soit l’étape du film, en fait, j’ai travaillé comme si c’était une fiction. Avec la monteuse on était également très préoccupées par le fait que les gens suivent le récit et comprennent de qui on parlait. Cela se passe sur trois générations avec des prénoms qui se confondent souvent. À chaque fois que je parlais d’un personnage, j’essayais de répéter son prénom pour plus de compréhension.

Ton prochain long métrage Kathy déménage, qui sera une fiction, est actuellement en cours de production. Peux-tu nous en parler ?
C’est l’histoire d’une mère qui, pour échapper à une expulsion, essaie de récupérer sa pension alimentaire, enfin les arriérés de pension alimentaire parce que le père se rend insolvable pour ne pas payer. C’est un film social avec un ton plutôt comique. Il y a vraiment des scènes de colère, de courses à travers la ville afin de trouver des solutions, le fond est totalement social et engagé. J’aimerais lui donner l’énergie d’un scénario des Dardenne, raconté par Jean-Paul Rappeneau. Pour moi c’est ça la vie : ça peut être une galère sans nom, puis cinq minutes après tu te marres.
La Dette est disponible en accès libre sur France 3 Hauts-de-France. Long métrage documentaire, 52 minutes.
Crédits photos © La Dette – 13 Prod