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Comment aborder le jeu vidéo dans les cinémas aujourd'hui ?

Rendu possible par leur passage à la projection numérique, les cinémas tendent à multiplier les diffusions de jeu vidéo dans leurs salles. Média en plein développement, déjà très riche et complexe, en quoi le jeu vidéo peut-il répondre aux réflexions actuelles du secteur de l’exploitation ? 

Par Alexandre Suzanne, référent « Cinéma et Jeu vidéo » à De la suite dans les images.

Si elle n’a pas facilité l’industrie du cinéma, 2021 aura été une année de confirmation et d’accélération pour le jeu vidéo, de plus en plus perçu comme un loisir créateur de lien social et pratiqué par un nombre croissant de personnes. C’est la conclusion du Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs (SELL) qui dévoile les résultats de son étude annuelle « Les Français et le Jeu Vidéo » conduite par Médiamétrie. Jamais la France n’a compté autant de joueuses et de joueurs : 73% des Français jouent au moins une fois dans l’année et 58% au moins une fois par semaine (contre 52% en 2020).

Le jeu vidéo fascine selon l’angle par lequel on l’approche. Au-delà des pratiques des publics, il peut être vu comme un secteur économique en plein essor, comme une scène artistique foisonnante de diversité ou comme un média dont les représentations ont une portée politique qu’il convient d’interroger. En bref, le jeu vidéo est devenu un incontournable du paysage culturel contemporain. Malgré ce constat, son exposition dans les lieux culturels relève aujourd’hui de l’exception. Hormis les grands salons d’expositions, les irréductibles salles d’arcade encore en activité et les bars gaming, où le public peut-il se rencontrer autour du jeu vidéo ?

Par les liens de parenté que le média vidéoludique entretient avec le 7ème art, la salle de cinéma apparait comme la candidate idéale. D’autant que la crise sanitaire a accéléré la remise en question des salles et qu’elles s’intéressent de plus en plus près à de nouveaux contenus à ajouter à leur programmation. Pourquoi et comment construire des activités autour du jeu vidéo dans les salles de cinéma aujourd’hui ? Éléments de réponses.

Intérêts partagés autour de la diffusion de jeu vidéo dans les cinémas

Les activités de jeu vidéo, une réponse à la reconquête des publics jeunes dans les cinémas

Conscients de l’intensification des pratiques de visionnage domestique due aux confinements et devant l’essor des plateformes de SVOD, les cinémas ont réfléchi à des axes de développement pour renforcer leur attractivité. L’accent a notamment été mis sur la reconquête des publics jeunes de 15 à 25 ans – sous-représenté dans les salles. Preuve de cette évolution du secteur, une nouvelle aide a vu le jour au CNC et des appels à projets nationaux et européens encouragent les salles dans cette reconquête. Le jeu vidéo étant un média plébiscité par les jeunes, les salles en sont venues à s’y intéresser.

A noter aussi que les joueurs d’avant arrivent aujourd’hui à des postes à responsabilités dans les cinémas. Cette nouvelle génération ne hiérarchise pas les contenus diffusés dans la salle, mais cherche avant tout à rendre le lieu attrayant, proche des publics et de leurs pratiques.

Du point de vue des publics justement, les activités de jeu vidéo sont l’occasion de vivre des expériences collectives dans la salle et d’entrecroiser les communautés de cinéphiles et de joueurs. Les spectateurs y découvrent un nouveau média aux affinités nombreuses avec le cinéma tandis que les joueurs trouvent dans la salle un espace de rencontre – en effet, ces activités permettent d’incarner physiquement des espaces sociaux en ligne (réseaux sociaux, chaînes Twitch, Youtube ou serveurs de jeux online).

Enfin, si leur implication est moindre à l’heure actuelle, les créateurs de jeu vidéo peuvent voir dans ces diffusions une mise en valeur de leurs productions. Souvent facilitateurs lorsqu’on les sollicite pour obtenir des droits de diffusion, il s’agit aujourd’hui d’amorcer un dialogue pour créer des œuvres adaptées à la salle de cinéma – des applications jouables en simultané par une grande jauge de personnes par exemple.

Mise en place d’animations de jeu vidéo : exemples concrets et pistes de réflexion

Sessions de jeu partagé sur grand écran en avant-programme

Des initiatives autour du jeu vidéo voient le jour afin de répondre à la demande des salles, à l’instar de l’association Playful qui propose un catalogue de jeux négociés auprès des ayants droit et des solutions d’animation en salle. Lors de son dernier festival, Télérama a sollicité Playful pour organiser des séances spéciales autour du film Dune. En amont de la projection, un médiateur présente un programme de jeux (choisis pour leurs liens avec le film) auxquels le public est invité à jouer sur le grand écran en faisant circuler des manettes sans fil. Menées à Paris à la Gaité Lyrique, au Mk2 Bibliothèque puis au Gyptis de Marseille, ces séances s’appuient sur des jeux narratifs, immersifs et très faciles à prendre en main afin d’inclure les néophytes du jeu à la proposition.

Malles jeu vidéo à disposition des réseaux de salles

Qui dit activités de jeu vidéo dit nouvel équipement matériel pour les salles. A ce titre, il faut saluer l’engagement des réseaux associatifs qui accompagnent leurs salles adhérentes dans la construction de projets autour du jeu vidéo. C’est le cas de De la suite dans les images sur le versant nord des Hauts-de-France, Cinémas 93 en Seine-Saint-Denis et CINA en Nouvelle-Aquitaine. Reprenant une initiative d’Hervé Tourneur, médiateur en lien avec CINA, ces trois réseaux s’équipent aujourd’hui de malles jeu vidéo qui sont mises en circulation dans leurs territoires respectifs. A disposition de leurs adhérents, ces malles permettent de mutualiser du matériel (consoles de jeux, accessoires, ludothèques, fiches techniques…) et de faciliter leurs actions. A noter que CINA (avec l’ALCA et le Pixel à Orthez) a lancé Pixel Play, un cycle gratuit d’éducation à l’image 12-25 ans qui utilise ces malles de matériel.

Traiter le jeu vidéo comme un vecteur d’interaction sociale

Si le degré de photoréalisme des jeux réalisés aujourd’hui est impressionnant, il faut être vigilant à ne pas s’enfermer dans un corpus de jeux au rendu « cinématographique », au risque de ne valider le jeu vidéo que pour ses qualités esthétiques et sa parenté évidente avec le cinéma. Il ne faut pas hésiter à présenter des jeux plus atypiques, du moment qu’ils restent accessibles et ludiques. L’important est de se centrer sur l’expérience du public : il s’agit de mettre en scène les liens sociaux que le jeu arrive instantanément à créer et surfer sur l’émotion collective qui se dégage du groupe dans la salle de cinéma. Overcooked (Ghost Town Games, 2016), un jeu où quatre joueurs doivent coopérer pour gérer les commandes d’un restaurant est un parfait exemple de jeu intrinsèquement fun qui entraîne une ambiance de groupe – et qui trouverait tout à fait sa place en avant-programme du récent The Chef (Philip Barantini, 2022). En résumé, au-delà des parallèles entre les médias du jeu vidéo et du cinéma, il s’agit de trouver des formats d’animations innovants qui parlent à chacun, qu’importe sa culture cinéphile et vidéoludique.

Une nouvelle dynamique

Alors que Télérama fait du jeu vidéo son dossier principal dans un récent numéro (Télérama Magazine – n°3758 – 19/01/2022), et en reprenant le bilan du SELL cité en introduction, le média vidéoludique n’a jamais semblé aussi légitime, accepté et pratiqué dans le paysage culturel. Cette reconnaissance tardive va de pair avec un souci du secteur de l’exploitation cinématographique qui cherche à se réinventer. Car devant un développement des plateformes de VOD/SVOD toujours plus concurrentiel et une chronologie des médias remaniée, les cinémas gagnent à intégrer de nouveaux contenus attrayants dans leurs salles obscures.

Le jeu vidéo est arrivé à un tel degré de diversité et de maturité qu’il est devenu très intéressant de concevoir des activités autour du média. Pour s’inscrire dans une démarche pérenne, elles doivent être pensées à la convergence des intérêts des publics, des exploitants et des créateurs de jeux. Surtout, les salles doivent les concevoir selon l’expérience recherchée par leur public, ce qui implique d’engager le dialogue. En cela, le jeu vidéo est un outil formidable, car il permet d’initier des rencontres et de créer du lien social, à la fois entre les joueurs mais aussi avec les équipes des cinémas. Il est un des outils qui permettent de réinventer le rapport de proximité entre une salle et ses spectateurs.

Enfin, il faut garder à l’esprit qu’aborder la place du jeu vidéo dans les cinémas revient à interroger leur projet culturel. Si la tendance veut que les salles de cinémas s’en emparent aujourd’hui, il faudra en tirer des conclusions et interroger si ces animations y sont à leur juste place ou si on se dirige vers l’émergence de nouveaux lieux hybrides. Les réponses au prochain checkpoint !

Ressources

Pour mettre le pied à l’étrier, une sélection d’ouvrages et de contenus pour aborder le jeu vidéo d’aujourd’hui.

Chronique :

Émission vidéo d’Arte animée par de nombreux créateurs issus de Youtube et Twitch et qui présentent le jeu vidéo comme un média bien plus complexe et passionnant que l’image de vulgaire divertissement qui lui colle encore à la peau. Parfait pour s’initier.

Publications :

Un bilan de plusieurs années de pratique de l’ex-responsable gaming du Quai 10 à Charleroi, le cinéma le plus proche de nous ayant fait le pari d’intégrer le jeu vidéo à sa programmation régulière :

  • Jeux vidéo et éducation, Ateliers de pédagogie vidéoludique – Julien Annart (dir.) avec Gaël Gilson, Anne Cornut, Grégory Michnik, Mélanie Fenaert, Virginie Marquet, David Plumel, Thierry Guquet, Daniel Bonvoisin, Martin Culot, Jonathan Ponsard, Julie Lemaire et Pierre Tournay, For’J & Digital Wallonia, 2019

Un bilan d’expérience sur des projets ludiques de toutes sortes menés en milieu scolaire comme en médiathèques. Mobilisés depuis des années sur la question des médiations de jeu vidéo, ces lieux recèlent de nombreuses pistes intéressantes pour les cinémas :

Un ouvrage récent qui croise le regard de plusieurs universitaires pour mettre en avant la diversité des publics du jeu vidéo, des pratiques qu’ils en ont et des expériences qui s’y éprouvent :

  • La fin du Game ? Les jeux vidéo au quotidien Vincent Berry, Manuel Boutet, Isabel Colón de Carvajal, Samuel Coavoux, David Gerber, Samuel Rufat, Hovig Ter Minassian, Mathieu Triclot, Vinciane Zabban, Tours, Presses universitaires Francois Rabelais, 2021

Podcast :

Une émission sonore au ton léger et documenté qui analyse des jeux dans leur intégralité pour mieux comprendre leur place dans le paysage vidéoludique.