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LE DOCUMENTAIRE EN PLEINES FORMES

De l’austérité militante à la liberté créative, le documentaire a profondément évolué. Documentaire sur grand écran éclaire cette métamorphose d’un genre toujours en mouvement, porté par des formes audacieuses et les outils du numérique.

Raconter le réel / changer le réel

En 2023, à la sortie du film de Kaouther Ben Hania Les Filles d’Olfa, la presse qualifiait ce film d’« hybride », à la fois fiction et documentaire. « C’est faux, écrivait de son côté Olivier Lamm dans Libération. C’est un documentaire tout court ! »

Un siècle plus tôt, en 1925, le cinéaste John Grierson employait pour la première fois ce mot de « documentaire » pour qualifier les films de Robert Flaherty, Moana ou Nanouk. Certains reprochaient alors à Flaherty ses reconstitutions et mises en scène. Grierson reviendra plus tard sur cette « maladroite dénomination », précisant qu’il l’avait choisie pour « faire plus sérieux », mais qu’il voyait surtout le documentaire comme « le traitement créatif de l’actualité ».

Un siècle plus tard, si le terme conserve cette ambivalence originelle, la création documentaire, elle, en joue à merveille.

Pour présenter Les Filles d’Olfa au Festival de Cannes en 2023, Kaouther Ben Hania parlait d’« un documentaire sur la préparation d’une fausse fiction qui ne verrait jamais le jour ». En assumant cette confusion des genres, le documentaire s’autorise tous les outils du cinéma pour raconter le réel. Ici, une mise en scène de la fabrication du film avec une comédienne incarnant la protagoniste Olfa — un dispositif également utilisé dans Little Girl Blue de Mona Achache (2023), avec Marion Cotillard.

Les Filles d’Olfa © TANIT FILMS

Rejouer le réel n’était-il pas déjà l’outil de Flaherty pour approcher la vie des Inuits ou des Polynésiens ? Quelques années plus tard, Georges Rouquier, avec Farrebique (prix de la critique internationale à Cannes en 1946), deux ans avant La Terre tremble un « docufiction » de Luchino Visconti, travaille lui aussi avec des paysans acteurs de leur propre rôle et ouvre la voie à un néo-réalisme français, prémonitoire du « cinéma-vérité » porté ensuite par Jean Rouch. Ce cinéma ethnographique influencera durablement la fiction, et tout particulièrement la Nouvelle Vague.

Mais le milieu du XXe siècle est aussi celui de l’après-guerre, des espoirs de paix et de justice, des soulèvements sociaux, anticapitalistes et anticoloniaux. Un certain cinéma documentaire accompagne alors ces mouvements à travers des films-essais (Chris Marker, Alain Resnais, René Vautier…) où montage et voix off deviennent des outils militants, dans l’idée que le cinéma puisse contribuer à changer le monde.

Retour aux salles

Avec l’avènement de la télévision dans les années 1950, le documentaire (dans son sens journalistique) devient un produit télévisuel de choix : économique, accessible, formaté. Une filière entière de production s’y développe, soumise à des durées et des contraintes propres à l’industrie télévisuelle, un épisode qui pèsera longtemps sur la perception du genre.

Après un demi-siècle de ce format majoritairement télévisuel, l’évolution technologique – outils légers de tournage et de montage – permet au cinéma documentaire de redevenir une forme personnelle, artistique.
Qu’il soit en cinéma direct (Nicolas Philibert, Jonas Mekas, Frederick Wiseman, Raymond Depardon) ou en journal intime (Ross McElwee, Agnès Varda, Johan Van der Keuken), il renoue avec la liberté d’écriture.

Le paradoxe est que ce renouveau naît au sein même de la télévision, avec la Sept (future Arte) qui, dans les années 1980, ouvre une case « grand format » transgressant le fameux 52 minutes obligé. Des cinéastes aujourd’hui reconnus, comme Claire Simon, Denis Gheerbrandt ou Dominique Cabrera, y réalisent des films personnels, parfois intimes, mais toujours « qui donnent à penser », selon le mot de Thierry Garrel, alors responsable du documentaire sur Arte.

Être et avoir © Nicolas Philibert / Maïa Films / Les Films d’Ici / ARTE France Cinéma

Parallèlement, des festivals consacrés au film documentaire voient le jour un peu partout dans le monde : Cinéma du Réel à Paris, Visions du Réel en Suisse, FID Marseille… Autant de lieux qui affirment le caractère cinématographique du documentaire « d’auteur » ou de « création ». En 1991, la création de l’association Documentaire sur grand écran renforce cette dynamique en œuvrant pour le retour du documentaire dans les salles, avec un rendez-vous hebdomadaire au cinéma L’Entrepôt à Paris. Ce public curieux et passionné formera le terreau d’un nouvel élan documentaire.

L’année 2002 marque une étape symbolique dans cette nouvelle orientation du documentaire : les élèves du film Être et avoir de Nicolas Philibert montent les marches du Festival de Cannes. Le documentaire retrouve le monde du cinéma d’auteur et conquiert le grand public avec un réalisme poétique empreint d’humanisme. Dans son sillage, le nombre de sorties en salles ne cesse d’augmenter : près de 150 documentaires sortent aujourd’hui chaque année, enfin reconnus par la critique cinéma.

Redéfinition radicale des écritures documentaires

Sur les écrans d’aujourd’hui, on retrouve l’héritage de cette longue histoire. Du cinéma dit « direct », Frederick Wiseman et Wang Bing sont les héritiers majeurs : le premier avec Titicut Follies (1967), le second avec À l’Ouest des rails (2003). Tous deux posent un regard inédit sur le monde : l’un sur les institutions étasuniennes, l’autre sur les mouvements de l’Histoire en Chine. Leur exigence esthétique, leur rapport à la durée et à la démesure confèrent à leurs œuvres magistrales un statut presque expérimental.

Wang Bing prolonge cette exploration dans l’installation vidéo (Crude Oil) ou la photographie, rejoignant ainsi un mouvement de jeunes cinéastes à la croisée de l’art contemporain, du documentaire et des nouveaux médias.

Depuis deux décennies, des formations aux Beaux-Arts, au Fresnoy ou aux Arts Décoratifs mènent de jeunes artistes aussi bien vers la salle de cinéma que vers les galeries et les musées. Dans les festivals comme le FID Marseille ou le Cinéma du Réel, les essais documentaires côtoient le cinéma d’avant-garde, l’art vidéo, l’animation ou les films d’artistes. Une palette esthétique riche et complexe, dans laquelle de nouveaux cinéastes puisent pour inventer leur regard.

S21, la machine de mort khmère rouge © Collection Christophel

Clément Cogitore, par exemple, passe de la fiction (Ni le ciel ni la terre, 2015) au documentaire et au cinéma d’exposition avec Braguino (2017), également présenté sous forme d’installation muséographique (Braguino ou la communauté impossible). Avec Valse avec Bachir d’Ari Folman (2008), le cinéma d’animation entre lui aussi dans la galaxie documentaire, qu’il s’agisse de combler un manque d’archives ou d’approcher l’intime.

Au croisement de l’art contemporain et du cinéma, certains cinéastes mettent en scène le réel pour en reconstituer la violence : Rithy Panh fait rejouer aux anciens gardiens khmers rouges leurs gestes d’alors (S21, la machine de mort khmère rouge, 2002) ; Raed Andoni reconstruit une geôle israélienne avec d’autres anciens détenus (La Chasse aux fantômes, 2017) ; Mehran Tamadon invite des mollahs à venir habiter chez lui (Iranien, 2014) ou se met lui-même en scène dans une reconstitution de la torture subie dans les prisons iraniennes (Là où Dieu n’est pas, 2023).

Autant d’essais documentaires qui renouvellent en profondeur les écritures cinématographiques contemporaines et rappellent que le documentaire, loin d’être un simple miroir du réel, demeure l’un de ses plus puissants laboratoires.

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Rédaction : Annick Peigné-Giuly, Présidente de Documentaire sur grand écran
Crédit photo couverture : Valse avec Bachir © Le Pacte