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Masculin et/ou féminin : faire et défaire le genre au cinéma

Si les débats sur les stéréotypes masculins et féminins dans les films se sont multipliés, les discussions peinent à dépasser la question de la représentativité. Pour pallier ce travers, retour sur la notion centrale de « genre » et ses liens avec le cinéma et la mise en scène par Maureen Lepers, Docteure en cinéma.

Le cinéma, une fabrique du masculin et du féminin

Le terme « genre » désigne communément l’ensemble des gestes, parures, accessoires, attitudes qui construisent socialement et culturellement le masculin et le féminin. Dans son acception la plus répandue, il s’ajoute au « sexe » (qui désigne les caractéristiques biologiques considérées comme « naturellement » mâles ou femelles) et fédère deux autres formules : d’un côté l’identité de genre, qui renvoie à l’identité revendiquée par une personne en dépit de son sexe biologique ; et de l’autre l’expression de genre, qui désigne le genre exprimé par une personne à travers ses vêtements ou ses gestes. Quoique réductrices, ces définitions permettent de saisir un point fondamental dans la compréhension de la notion de genre : il est avant tout une question d’(auto)représentation et entretient, à ce titre, des rapports autant privilégiés que contrariés avec le cinéma

Dans Théorie queer et cultures populaires (1987), Teresa De Lauretis intègre le cinéma au large ensemble des « technologies sociales » qui produisent et institutionnalisent le genre. On l’observe sur deux plans. D’abord, les films racontent en majorité des histoires centrées sur un « homme » ou une « femme » (voire sur un homme et une femme qui formeront un couple) sans que ces deux traits identitaires ne soient interrogés en tant que tels. Ensuite, les films font activement circuler des images de corps soit masculins, soit féminins, à travers lesquelles ils construisent un réseau de représentations partagées de ce à quoi devraient ressembler la masculinité et la féminité. Dans le cinéma de fiction, les femmes sont ainsi plutôt minces, sexualisées et disponibles – en attestent les deux héroïnes de L’Empire (Bruno Dumont, 2024) – quand les hommes sont athlétiques et/ou agissants – toute la galerie des superhéros du Marvel Cinematic Universe, mais également le personnage principal de Comme un fils (Nicolas Boukhrief, 2024). S’il existe de nombreux contre-exemples (Ripley dans la franchise Alien), ces derniers sont statistiquement minoritaires et n’ont de toute façon valeur de contre-exemple que parce qu’ils se positionnent contre une tendance générale.

Mettre en scène, mettre en genre

Cette polarisation entre masculinité agissante et féminité passive n’est pas simplement un enjeu d’écriture : elle est également une question de mise en scène. Dans « Plaisir visuel et cinéma narratif » (1975) (dont une traduction en deux parties est accessible ici et ), Laura Mulvey examine le corpus du cinéma hollywoodien classique et observe que, dans ces films, l’assignation d’un personnage au masculin ou au féminin procède d’un partage du visible entre, d’un côté, un sujet regardant (le plus souvent, associé au masculin : la notion de male gaze, aujourd’hui très discutée), et de l’autre, un objet regardé (le plus souvent, associé au féminin). En termes de mise en scène, cette répartition à plusieurs conséquences. Du côté des femmes, les corps deviennent des spectacles : leur apparition suspend l’action en moments de contemplation plus ou moins érotiques qui font basculer le film dans un « no man’s land narratif » (Mulvey) ; devenus des objets, les corps féminins du cinéma hollywoodien classique sont défaits dans leur intégrité physique et très souvent découpés, soit par le décor, soit par le cadrage ; cette fragmentation fait basculer le film dans un autre no man’s land, cette fois visuel, qui rompt avec l’illusion de profondeur propre à l’espace filmique : le corps devient silhouette, image, il est réduit à deux dimensions. La mise en scène des hommes procède alors de logiques inverses : sujets agissants des films, ils garantissent l’avancée de l’action et sont associés au mouvement ; l’intégrité des corps est préservée : ils ne sont pas, ou peu découpés par la mise en scène ; enfin, parce que l’intégrité du corps est préservée, ils restent maître des trois dimensions.

Pour se convaincre de la pertinence de la grille d’analyse proposée par Mulvey, il suffit de s’attarder sur la première apparition du personnage de Marilyn Monroe dans un film tardif du canon hollywoodien classique, La Rivière sans retour (Otto Preminger, 1954). Au centre d’une estrade, cadrée à la taille puis à la poitrine, Monroe est autant offerte aux regards des hommes dans le public du cabaret qu’à celui des spectateurs et spectatrices du film. Adossée au pilier du chapiteau, elle se détache du fond de l’image par un costume rouge tandis que la chanson qu’elle entame suspend l’avancée de l’action. Immobile, elle s’oppose au personnage de Robert Mitchum, dont l’entrée dans le champ lance un panoramique, qui glisse sur Monroe pour suivre le héros dans la salle, de l’avant vers le fond, puis de retour à l’avant-plan. Inutile en termes narratifs (le tour de salle de Mitchum ne sert à rien), le plan est presque un geste théorique : il explicite les capacités de mobilité du personnage masculin et réduit le personnage féminin au statut d’objet.   

Performer le genre pour le troubler

Cette façon d’envisager le genre comme représentation ou opération de mise en scène trouve un point d’aboutissement conceptuel dans une notion théorisée par Judith Butler dans Trouble dans le genre (1990) : la performance de genre. Celle-ci renvoie d’abord à la dimension performative du discours. De la même façon que la phrase « Je vous déclare mari et femme » prononcé à la mairie performe le mariage (elle l’actualise, elle le fait exister), le genre a une valeur performative au sens où il produit ce qu’il dit : dès lors qu’un corps est désigné comme masculin ou féminin, le corps n’est plus seulement un corps, il devient un homme ou une femme. Dans cette optique, le genre désigne à la fois un produit du discours et la somme de ses effets, c’est-à-dire à la fois le fait de signaler un corps comme masculin et/ou féminin et l’ensemble des rituels, actes, pratiques qui stylisent le corps et maintiennent sa mise en genre.

La performance butlerienne croise sur ce point la notion de performance théâtrale, ou de mise en scène : si le genre est un construit, il peut être joué, sans cesse, voire déjoué pour troubler les frontières du masculin et du féminin, ce qu’exemplifient les performances des drag-queens captées par Jennie Livingston dans le documentaire Paris Is Burning (1990). Une précision, cependant. Outrancières, spectaculaires, subversives, les performances des drag-queens se distinguent comme telles en raison de leur lisibilité : par le décalage et le pastiche, elles explicitent un jeu sur le genre qui est peu ou pas visible ailleurs, mais qui n’en reste pas moins présent. À ce titre, le cinéma ne constitue pas seulement une « technologie sociale » de production du genre parce qu’il fait circuler des images d’hommes et de femmes, mais également parce qu’il convoque sans cesse ses spectateurs et spectatrices à l’élaboration de figures genrées. Les génériques de deux très grosses productions hollywoodiennes comme Cinquante Nuances de Grey (Sam Taylor-Johnson, 2015) et Le Diable s’habille en Prada (David Frankel, 2006) en rendent bien compte : dans les deux cas, il s’agit de mettre en spectacle, par les rituels, les gestes, les vêtements, la fabrication d’un corps masculin et d’un corps féminin – fabrication conventionnelle, mais fabrication malgré tout : ici, comme chez les drag-queens, les corps n’ont pas d’autres vérités que celles de leurs costumes. 

Le sexe n’existe pas

C’est là que Butler renverse complètement la distinction admise entre sexe et genre telle qu’énoncée au début de l’article. Le·a philosophe réfute en effet l’idée d’une vérité biologique du sexe (mâle ou femelle) dont le genre (masculin/féminin) serait, ensuite, un prolongement culturel. Dans sa perspective, le sexe n’existe pas en nature au sens où il est toujours déjà un produit du discours : la distinction mâle/femelle n’a de sens que parce que nous l’avons pensée comme telle, le genre est le seul mode d’intelligibilité des corps que nous connaissons. Dès lors, le genre ne prolonge plus le sexe mais le précède : avant d’être un outil de contestation des normes, c’est une notion qui a permis d’asseoir l’idée d’une vérité naturelle des sexes que l’histoire de la médecine et des sciences rend caduque. Les procédés de différentiation sexuelle relèvent en effet d’un arsenal de critères de distinction et de mesure du genre culturellement construits, au sein duquel l’appareil génital occupe une place de choix – sur le sujet voir par exemple La Matrice de la race (Elsa Dorlin, 2006)

Cette mise en doute de la vérité biologique et naturelle des sexes est au cœur de La Piel Que Habito (Pedro Almodovar, 2012), dans lequel on suit Vera, une femme captive du manoir d’un chirurgien fou, qui mène sur elle des expériences de greffes de peau. Sous ses airs de Frankenstein contemporain, tout le film fonctionne comme un commentaire sur l’artificialité des identités sexuelles : environ à mi-parcours, un twist scénaristique nous révèle que Vera est en fait Vicente, un jeune homme qu’a capturé le chirurgien pour recréer le corps de son épouse disparue. La transformation du personnage masculin en femme commence par l’appareil génital – il subit une vaginoplastie – et se poursuit à travers une série d’opérations qui explicitent comme fiction ce qu’on pensait être la vérité de la première moitié du film : on croyait voir une femme prisonnière d’un homme, on regardait en fait un homme prisonnier d’un corps de femme. Ce faisant, La Piel Que Habito prend en charge la question de la transidentité de façon particulièrement opérante : à travers son dispositif, il fait ressentir à ses spectateurs et ses spectatrices la violence d’un corps qui ne correspond pas à ce que l’on est. Il invite ainsi à dépasser le binarisme réducteur du masculin et du féminin pour voguer en territoire queer.

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Crédit photo : La Piel Que Habito © Pathé Distribution